Angèle: l’art de monétiser ses contradictions

Le charisme de la chanteuse Angèle
Charisme Développement personnel

Angèle: l’art de monétiser ses contradictions

Angèle, c’est une femme qui choisit de faire un piano voix en première partie d’un rappeur bre-som adulé par un public qui fait des pogos. C’est un crossover entre le meme « Ok Boomer » et la nostalgie pour France Gall et les années yéyé. C’est une fille qui chante qu’elle « passera pas à la radio » dans sa chanson Balance ton Quoi alors qu’elle est dans le top 3 Spotify francophone et qu’il y a 3 semaines elle monte sur la scène des NRJ Music Awards pour chanter un feat avec Dua Lipa.

Et non seulement ces propositions apparemment contradictoires ne dérangent personne, mais en plus, elle a construit dessus une image de marque de génie. La raison pour laquelle ça fonctionne si bien sur Angèle, c’est qu’elle a compris comment transformer ses contradictions en paradoxes, et plus que ça, ne plus les voir comme des faiblesses mais au contraire, capitaliser dessus.

Paradoxes et contradictions

  • Une contradiction implique deux propositions A et B irréconciliables. A ne peut pas exister si B existe et inversement.
  • Un paradoxe implique deux propositions A et B opposées, mais contrairement à la contradiction, A et B peuvent coexister en harmonie. 

Le paradoxe,  c’est l’harmonie dans la contradiction. Ce qui est très intéressant quand on fonde un storytelling sur un paradoxe, c’est qu’on exploite la tension permanente liée à la coexistence des deux contraires. Cette tension liée à la coexistence des contraires engendre des péripéties à n’en plus finir, et de nombreuses œuvres et philosophies fondent leur attrait dessus : 

  • Batman et le Joker chez DC Comics, 
  • le yin et le yang en philosophie chinoise, 
  • et même ce qui constitue probablement le plus gros clash dramaturgique de l’histoire occidentale, Satan et Dieu dans la Bible.

Ca n’est pas pour rien que le premier album d’Angèle s’appelle Brol. Brol en belge c’est le désordre, le fouillis. Elle a parfaitement compris que son image de marque reposait sur des contradictions, et non seulement elle a su très effectivement les transformer en paradoxes, mais en plus elle ne s’en cache pas.

Voyons comment Angèle s’y prend pour jouer sur plusieurs tableaux en apparence contradictoires…

Assumez la contradiction… tout en la contrôlant en amont 

Le paradoxe le plus visible chez Angèle, c’est l’opposition entre une attitude « sans filtre » sur les réseaux sociaux et une image de marque très cohérente, avec des visuels très léchés aux couleurs bonbons et pastels. Derrière cette image de marque si unifiée et léchée se cache une artiste du nom de Charlotte Abramow, qui est en charge de presque tous les visuels d’Angèle.  

D’ailleurs, si vous regardez la barre d’info du clip de Fever qu’Angèle a enregistré avec Dua Lipa vous verrez dans les crédits de la vidéo beaucoup de personnes francophones. Cela montre qu’Angèle tient tellement à la cohérence et au contrôle de son image qu’elle emmène son équipe même quand elle est invitée sur une chaine internationale qui a 12 fois son audience habituelle. 

Angèle réconcilie ces deux images en les mettant régulièrement en miroir et en se jouant elle-même du paradoxe. Par exemple, quand elle a annoncé la tracklist de son album Brol : elle a découpé la pochette en 9 photos sur instagram. C’est un processus très visuel et très contrôlé qui vient rompre avec la spontanéité de son feed. Mais sur chaque photo de pochette, à chaque fois qu’on swipe, apparait une photo d’Angèle en train de faire des grimaces. 

On peut même aller plus loin, et considérer que c’est parce qu’Angèle a une image de marque aussi contrôlée qu’elle peut se permettre d’être sans filtre et naturelle.

Prenons La Loi de Murphy, clip à succès qui l’a fait connaitre. La chanson raconte une journée pourrie où rien ne se passe comme prévu. Mais ces évènements ne sont pas du tout tristement extraordinaires, ils sont au contraire d’une banalité confondante. Si Angèle n’avait pas cette image aussi impeccable, personne n’aurait envie de voir un clip où une femme rate un tram et se prend la pluie. C’est son image et les couleurs pastels qui lui permettent de transfigurer ces éléments quotidiens et les transformer en objets pop digestibles. 

La seule manière d’être sans filtre c’est de rentrer parfaitement dans la normeLe sans filtre d’Angele, c’est comme le « venez comme vous êtes » de Mcdonald’s, ça semble être une affirmation de liberté mais c’est en réalité conditionné : Venez comme vous êtes mais seulement si vous avez l’intention de vous payer un burger. Parlez sans filtre mais seulement si vous possédez les moyens d’équilibrer votre image.

Dans la vie de tous les jours, si vous parlez sans filtre sans disposer des moyens ou des privilèges pour contrebalancer votre image, vous allez passer pour une personne odieuse, comme Camille Cottin et son personnage de « Connasse ». Contrairement à ce qu’on nous laisse croire, le sans filtre n’est pas du tout souhaitable si vous n’avez pas un statut pour le contrebalancer.  Sinon, c’est un coup à finir empoisonné, comme Socrate, probablement celui qui a inventé l’attitude sans filtre et qui l’a payé de sa vie. 

C’est pour ça que dans l’histoire, les sans filtres ont toujours eu des statuts particuliers. Par exemple, jusqu’à Louis XIV, les monarques français payaient un fou, le fou du roi, qui était le seul membre de la cour autorisé à exercer la satire sans filtre et à se payer la tête du roi. Il était protégé par son statut de fou, de la même manière qu’Angèle est protégée par son image impeccable. 

Vous pouvez tirer 2 conseils concrets de ce lâcher-prise parfaitement contrôlé d’Angèle :

  • Dans le milieu professionnel, on insiste souvent sur l’importance du storytelling mais on ne vous explique pas vraiment comment faire. Un enseignement à tirer du cas Angèle, c’est qu’il est beaucoup plus intéressant pour vous pendant un entretien d’embauche de mettre en relief les paradoxes de votre parcours en montrant en quoi ils sont révélateurs de qualités complémentaires plutôt que de lisser votre image pour présenter une trajectoire édulcorée. 


Comme on l’a vu, les paradoxes génèrent de la tension, et la tension bien maitrisée génère de l’attention. Et en entretien, si vous arrivez à capter et maintenir l’attention de votre recruteur, vous avez fait la moitié du travail. 

  • 2e conseil : Si vous contrôlez la manière dont vous le faites, il n’y a aucun mal à admettre une contradiction. Si c’est fait avec classe et dans un contexte bienveillant et joueur, cela ne vous rendra que plus sympathique et même plus intelligent.

    Par exemple, la prochaine fois que vous êtes en date ou dans une conversation amicale, et que quelqu’un vous prend en défaut sur quelque chose que vous venez de dire, ne vous sentez pas obligé de vous débattre et de vous démener. Si vous le contexte s’y prête, vous pouvez simplement lâcher avec un sourire la phrase suivante :  « C’est vrai, tu as raison, je ne vais pas faire comme si je ne me contredisais jamais ».

Dans une société où l’injonction à présenter une image unifiée et lisible est de plus en plus forte, le réflexe de 99% des gens serait de se crisper. Une phrase comme celle-ci va vous permettre de vous démarquer par votre décontraction et votre intelligence. 

Se positionner comme un outsider pour gagner en sympathie

Une autre des spécificités du génie markéting d’Angèle, c’est de se positionner comme une outsider alors qu’en réalité elle n’en est pas une. Elle s’est faite connaitre en postant des vidéos artisanales d’elle à capella sur Instagram, et elle ne manque pas de le rappeler, comme dans les paroles et le clip de son titre Flou.

Pourtant, si Angèle s’est bien faite connaitre sur instagram, elle vient d’une famille d’artistes, son père était chanteur, elle a fait des scènes avec lui quand elle était enfant, et surtout son frère le rappeur Roméo Elvis était très connu quand elle a commencé à percer (ce sont deux feats sur l’album Morale 2 qui ont contribués à la faire connaitre d’ailleurs). 

Il n’y a évidemment aucun mal à ça, c’est très bien pour elle, mais c’est très intéressant d’un point de vue de story telling parce qu’elle capitalise sur la position de l’outsider. Pourquoi ? Parce que l’outsider, lorsqu’on le juge méritant, nous est toujours plus sympathique. On pourrait appeler ça l’effet David contre Goliath. Et il est utilisé par les story tellers du monde entier 

Dans Harry Potter et la coupe de feu par exemple, ou Harry a une position d’outsider. Ou bien encore le personnage de Sam dans Koh Lanta 2020.  Sam c’était un jeune de 19 ans confronté sur l’île à des héros de Koh Lanta comme Teheiura ou Claude. Son statut d’outsider méritant en a fait un personnage adulé du public. 

Angèle capitalise sur ce mécanisme lorsqu’elle chante « Moi jpasserai pas à la radio » dans « Balance ton quoi ». Dans un contexte de défiance des médias et des institutions généralisés, il est très valorisé de se positionner à la marge, tant qu’on présente toutes les caractéristiques permettant l’intégration dans la norme.

La Fabrique de la fascination : valorisez la proximité… mais imposez de la distance

La troisième contradiction apparente sur laquelle Angèle tire son épingle du jeu c’est l’opposition entre son image de girl next door atteignable et proche de son public, et ses près de 3 millions de followers instagram. Depuis le début Angèle comme de nombreux youtubeurs joue sur ce que le philosophe Jean Claude Monod appelle le charisme de proximité. 

Avant, dans la lignée des analyses du sociologue Max Weber dans Economie et Société, le charisme était lié exclusivement à la distance. Mais les réseaux sociaux ont fait entrer en jeu un nouveau charisme, dit de proximité. Avec son image de girl next door (extrait), Angèle joue à fond ce jeu-là. 

Par exemple, son commentaire spontané sous le clip de Dua Lipa où elle remercie son public avec emojis et ponctuation abusive.

Angèle n’a jamais fait ça sur un des clips francophones de sa chaine et au contraire, sous certaines vidéos, les commentaires sont désactivés. Ca montre qu’elle veut se présenter à un nouveau public comme une girl next door. Souvent les analyses sur Angèle s’arrêtent sur ce constat et peu de personnes arrivent à mettre le doigt sur la manière dont cet équilibre fait d’Angèle quelqu’un de très charismatique: 

Afin de créer de la fascination autour d’elle, elle valorise la proximité… Tout en maintenant une distance

Si vous regardez de plus près, seul un cercle extrêmement réduit de personnes a accès à Angèle: Elle a d’ailleurs créé son propre label et elle explique régulièrement que ses collaborateurs sont uniquement des gens proches d’elle et des amis. Autour d’elle, il y a donc un écosystème très verrouillé qui participe à refléter une image très maitrisée. Angèle ne s’en cache absolument pas et au contraire, elle partage régulièrement des extraits de sa vie quotidienne avec son cercle de happy few. 

Cela lui permet, en apparaissant comme une girl next door proche de son public, de valoriser et rétribuer la proximité, tout en créant de la distance car elle établit une hiérarchie entre son cercle proche et le reste. Comme Angèle vous pouvez appliquer cette technique dans la vie quotidienne : La valorisation de la proximité et la distance imposée est un outil très efficace si vous voulez générer de la fascination et de l’intérêt. 

Parce que l’espace nous permet d’évaluer la distance à parcourir pour se rapprocher de l’être aimé ou convoité. En voyant les vidéos d’Angèle avec ses proches, on sourit car on arrive à s’identifier à elle, mais on mesure aussi par la même occasion la distance qui nous sépare de ses proches privilégiés avec qui elle partage ses moments.

Conclusions

Grâce à ces 3 techniques, Angèle arrive à non seulement concilier des opposés apparemment irréconciliables, mais surtout à en faire une force. Ce qu’on peut en retenir, c’est que ça n’est pas la contradiction qui fascine : c’est la manière dont on la met en scène, la manière dont on la raconte. Savoir raconter ses contradictions est une qualité qu’Angèle maitrise à la perfection; mais c’est surtout une qualité qui est aussi cruciale dans la vie de tous les jours. En date, en débat, en entretien d’embauche, bref, dans toutes les occasions où notre interlocuteur attend de nous qu’on présente une image cohérente et lisible, à partir du bric à brac souvent incohérent qui constitue nos pensées et nos trajectoires. 

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